J'ai repris la route pour Vannes, en espérant que maman soit encore vivante à mon arrivée. Je suis passé près de l'hôpital où tu es morte, j'ai pensé à toi, puis j'ai vu la tour Rouxel dont la fenêtre fascine tes enfants, et j'ai cru remonter le temps, mais j'ai contourné Rennes, car l'hôpital et la mort qui m'attendaient avaient changé de lieu. Maman vivait encore, mais elle ne m'a pas reconnu, tout à son réflexe de trouver le prochain souffle. Elle avait le visage de son père, et son sein débordait du drap bleu, qu'une infirmière a rajusté sans que j'aie à lui demander. Je lui en ai été reconnaissant, la chair de maman ressemblait trop à ces toiles de Hodler, et la lumière terrible du néon au dessus du lit lui donnait des teintes insoutenables. J'ai pris sa main aux ongles vernis par la coiffeuse de l'EPHAD, l'autre s'ankylosait sous sa tempe, et le tuyau d'oxygène tombait de ses narines dilatées. Philippe m'attendait dans le salon des familles avec François, nous avons un peu parlé, je suis retourné la voir, je ne lui ai rien dit, je me suis tenu au bord du vide où elle sombrait à son tour. Une aide soignante m'a appelé par mon prénom -maman nous avait réclamés la nuit précédente- l'a appelée par son prénom, Armelle, elle l'avait rassurée autant que faire se peut dans la nuit qui la gagnait. Un peu plus tard elle est morte dans les bras de deux infirmières qui redressaient son oreiller. Elle n'avait plus ni son visage ni celui de son père, son effort pour respirer semblait avoir donné au nez une place démesurée, au dessus de sa bouche démesurément ouverte, sa face simplifiée en quelques angles aigus, chélonienne, ne pouvait plus rien me dire sinon qu'elle n'était plus que le reste de notre mère, et de nouveau j'ai pensé à toi. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'elle t'avait rejointe et j'ai trouvé cela stupide, on ne rejoint personne quand on n'est plus personne. Le diacre, le surlendemain, m'a dit qu'il irait à la chambre funéraire la voir, pour connaître son visage. J'ai trouvé cela obscène -je sais que tu aurais pensé de même- et j'ai fait visser le cercueil pour que chacun conserve en soi le souvenir de son visage et que nul ne puisse le confondre avec la face de sa mort, que nul ne puisse s'en emparer, car ce visage appartient à ceux qui l'aimèrent, à ceux qu'elle aima.
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